Révélée dans la conclusion, la fin pourrait être décryptée dès le début*
Depuis plusieurs années que je reçois des patients, je peux observer qu’un certain nombre de processus thérapeutiques se sont arrêtés brutalement. Bien sûr cela me pose question et c’est depuis quelques temps un réel sujet de réflexion pour moi :
Quelle est la part de la problématique du patient ?
Quelle est la part de mes propres zones non conscientes ?
Comment dans le champ de la thérapie, nous allons ensemble mettre en place dès le premier entretien un processus dans lequel sera déjà inscrite la fin ?
A quel moment, la nouveauté qui aurait permis d’éviter la répétition d’une rupture a-t-elle fait défaut ? Qu’est-ce qui a fait obstacle à la proposition, l’acceptation ou l’intégration de la nouveauté permettant d’aller vers une séparation non-violente ?
La rupture, dans une relation thérapeutique, la plus difficile à accepter pour moi est toute récente : elle a eu lieu en Septembre ; c’est donc ma réflexion sur cette situation que j’aimerai partager avec vous.
La rupture
Dimanche soir, je quittais New York, Mardi les tours de Mannathan tombaient, Jeudi, je reprenais le travail, en état de choc…je sais que, au delà de tous les discours mondiaux élaborés sur cette horreur, ce qui me touche au plus profond, ce sont toutes ces séparations brutales, ces morts sans adieux ; que de situations inachevées qui laisseront des manques, des angoisses, des chagrins, des colères!
…9 h, j’attends, elle est souvent en retard et puis c’est la reprise, elle a peut-être oublié, elle a tellement oublié de séances à la fin de l’année…Comment a-t-elle vécu 7 semaines de séparation entre ses vacances et les miennes…9h15, le retard commence à être un peu long…9h30, elle ne viendra plus, c’est sûr elle a oublié.
Je vais lui faire un petit mot pour confirmer le rendez-vous déjà posé pour la semaine prochaine, mais non je lui passe un coup de fil…Pourquoi ? je ne fais jamais cela, d’habitude j’écris. Eh bien, je laisse un message au répondeur, elle ne rappelle pas.
La semaine suivante, l’heure tourne, elle ne vient pas. A nouveau j’appelle, sa fille me répond : « Je suis désolée, maman n’est pas là », et moi j’ai le fort sentiment qu’elle est là mais ne veut pas répondre.
Les jours passent, j’espère encore un signe…pas un mot …
Je voudrais lui envoyer un courrier…lui redire notre contrat de la «dernière séance »…Je n’arrive pas à faire ce mot, émotionnellement, je me sens trop envahie par la situation, pas assez détachée.
Je ressens de la colère qui alterne avec du chagrin ; je ne comprends pas, sentiments d’abandon, de colère et aussi de culpabilité : qu’est-ce que je n’ai pas vu, pas mis au travail avant les vacances quand elle commençait d’oublier des séances ? Ce silence, cet inachevé, ravivé par ce qui me touche, moi, au travers des évènements du monde, m’est insupportable.
Ce dont je voudrais parler au travers de cette expérience, c’est de la manière dont l’histoire de M-J est venue percuter une situation inachevée de mon histoire, induisant ainsi dès le premier entretien ma manière d’être dans le lien thérapeutique, et la difficulté que j’ai rencontrée à apporter suffisamment de nouveauté pour éviter la répétition au travers de la fin de ce travail, la répétition étant dans la forme qu’a pris la fin de la thérapie à ce jour : rompre le lien d’une manière brutale, sans mots, sans adieux .
Le premier entretien
Elle arrive en Février 1999 dans un état de grande dépression suite à un deuil très violent : voici deux ans, son mari a été appelé dans la nuit par sa grand-mère à elle, pour essayer de contrôler un oncle alcoolique en pleine crise de délire. Armé d’un fusil, l’oncle tire à travers la porte et atteint à la tête le mari de M-J ; il décède le lendemain. Il était parti dans la nuit, il est dans le comas, elle n’entendra plus jamais sa voix, ni ne croisera son regard, il part sans adieu.
Deux histoires en résonance.
J’avais douze ans, un oncle que j’aimais beaucoup, jeune adulte prenant la direction de l’entreprise familiale ; un membre du personnel vient un matin avec son fusil et l’abat d’une balle dans la tête. Je n’entendrai plus sa voix, ne croiserai plus son regard, il est parti sans adieu.
Où en suis-je quand M-J vient en thérapie, par rapport au deuil ?
Pendant plusieurs années je n’avais pas de clients ayant vécu des deuils violents et accompagner des individus dans un deuil « normal » où la mort a eu le temps d’être prévue ne me donnait pas de difficulté particulière. Par contre j’avais conscience de mon incapacité à accepter toute mort brutale. J’avais manqué de mots, de soutien et du droit de verser les larmes qui drainent la souffrance en temps voulu. C’est en accompagnant une petite fille de 12 ans dont le père venait de se suicider que j’ai pris conscience des émotions que je devais contrôler et qui me rendaient les séances douloureuses. Je m’étais identifiée à celle qui reste, à ma tante (qui de plus portait le même prénom que moi !) J’ai commencé à ouvrir un espace pour entendre le désespoir de l’abandon : il est parti, il m’a abandonné, je ne le reverrai plus jamais, je suis seule…
Où en suis-je quand M-J arrive, par rapport à la violence qui provoque la mort ?
J’ai eu conscience à certains moments dans ma thérapie personnelle que non seulement je ne pouvais pas sentir ces situations, je ne pouvais même pas les penser. Quand je me risquais à penser ces situations et encore plus à sentir, j’étais saisie de vertige, je me retrouvais aux portes de la folie, là où le choix est soit de couper avec la réalité, devenir complètement insensible soit de se laisser sentir la pulsion vengeresse qui me faisait si mal dans le corps et le «ça» de la haine, certes, aujourd’hui n’est plus dans le non conscient, mais il ne fait pas figure avec autant d’intensité que le « ça » du chagrin et du désespoir de la perte.
Ce dont je suis consciente au premier entretien, c’est que mon travail personnel par rapport à la perte, la séparation par la mort, me permet de l’entendre et de l’accompagner dans le dire de sa souffrance, de sa solitude, de sa peur d’oublier avec le temps, l’accompagner et la soutenir en devenant un « contenant » de son chagrin. La conscience de l’identification à « celle qui reste », me semble-t-il, me permet d’être en empathie.
J’ai conscience lors de cet entretien de me sentir touchée par sa détresse. Je le sens dans ma poitrine et ma respiration qui se resserre à certains moments, dans ma complète attention à ce qu’elle me dit, mon corps légèrement penché en avant dans sa direction.
Ce dont je ne suis pas suffisamment consciente, c’est que je n’en ai pas terminé avec la colère que provoque la séparation, par rapport à celui qui est parti, et surtout avec la haine et le désir de vengeance qui relient à celui qui est responsable de la perte.
Aujourd’hui, j’ai conscience que lorsqu’elle me nommait sa haine pour son oncle je ne me sentais pas en résonance émotionnelle et que ma manière d’éviter de sentir, fut de me dire «ça va être lourd, mais c’est trop tôt, laissons ça de côté ».
Déroulement de la thérapie
La première année, le travail consiste essentiellement à soutenir le désespoir souvent présent, M-J s’autorise à pleurer devant témoin, elle exprime son besoin de contact, souvent je suis juste là, près d’elle, une main sur son épaule.
Peu à peu, je découvre aussi son histoire. L’abandon et la violence ne sont pas des choses nouvelles. Sa mère, qui l’a eue très jeune, l’a abandonnée chez sa grand-mère (de même que son jeune frère deux ans plus tard). Là, elle vit avec sept oncles et tantes, dans une ambiance de violence, d’alcool, de coups, de cris de désordre et saleté, souvent traitée de bâtarde, se cachant sous des meubles pour éviter les coups.
A cet endroit de la thérapie, je pourrais dire que je suis cette mère contenant ses terreurs, ses désespoirs, son abandon. Je peux m’accorder émotionnellement à elle dans ces émotions sans m’y perdre, elle se sent soutenue, et se reconnaît le droit de nommer sa souffrance à quelqu’un.
Je me souviens de certaines thérapies longues à démarrer, soit pour le patient, soit pour moi-même. Ici, je crois que je m’engouffre dans le travail et dans la relation.
Après les vacances d’été, la séparation a été difficile et longue pour elle , elle me dit « J’ai besoin de te voir plus souvent, je me sens moins angoissée, mais d’une semaine à l’autre c’est long » et elle me demande donc à venir deux fois par semaine.
J’hésite, je n’ai jamais fait cela, consciente que pour moi, jusque là, je ressentais de l’envahissement à imaginer des séances trop proches avec quiconque… Sans doute mon ego est flatté : je suis une « bonne mère », elle va mieux…
Cependant je me demande quel est son besoin réel. Je me demande bien sûr…belle rétroflexion… je ne mettrai pas cela au travail avec elle.
Je propose une demi-mesure : je ne pourrai pas la recevoir absolument toutes les semaines deux fois, mais je le ferai à chaque fois que cela me sera possible.
Je commence timidement à me placer comme « pas toute bonne ».
Elle me parle de son histoire et des violences familiales sans émotion, et moi, je ressens la rage au ventre ; par contre quand elle exprime sa haine pour sa famille, sa grand-mère (celle qui est responsable d’avoir fait venir son mari au milieu de la nuit) et surtout son oncle, qui depuis, a bénéficié d’un non-lieu, qu’elle dit : « si je le rencontrai, je serais capable de le tuer et je voudrais qu’il souffre » son corps s’anime et semble manifester le plaisir de la vengeance ( sa voix, son sourire) elle ne fait pas que de parler de sa haine, elle la vit dans son corps et moi, je suis consciente que je ne ressens rien.
Par contre si elle rapporte des situations qu’elle vit avec sa fille, je me sens très mal à l’aise. Sa fille fait tout pour l’embêter, dit-elle, alors M-J est très dure avec elle, moi je pense sadique…Elle ne semble pas avoir conscience qu’elle transfère sa haine sur sa fille.
Je suis en contact avec ma colère quand il s’agit des enfants maltraités, et donc quand elle me parle de sa fille, mais je ne sais comment nommer mon ressenti. Que faire de tout ça ?
C’est au retour des vacances que je tente de permettre à la colère d’émerger à la frontière contact.
« Oui, je t’ai laissée seule longtemps, et en plus il y avait le mariage de ton beau-frère, au même endroit que toi voici dix ans ! c’était difficile, tu m’avais dit ton appréhension avant les vacances, que tu aurais bien voulu me voir juste après »
« C’était l’horreur ce mariage, j’ai failli ne pas y aller… »
« Comment as-tu vécu de ne pas pouvoir m’en parler à ce moment ? d’être seule avec ça ? »
« Bof…je me suis débrouillée, tu étais en vacances, c’est normal, tu as bien le droit de partir… »
Peu à peu M-J arrive en retard, oublie des séances, ou bien, d’autres décès proches étant survenus dans cette année, elle va mal et reste dans son lit, ne me prévient pas ni ne m’appelle plus tard.
Je l’interpelle : « C’est comment pour toi de perdre un quart d’heure, tu sais que je ne vais pas le rattraper à la fin de la séance ? et de payer les séances manquées ? Qu’est-ce que tu me dis quand tu ne viens pas et que tu ne m’appelles pas avant plusieurs jours ? Que ressens-tu quand je t’envoie un mot pour te confirmer le rendez-vous suivant ? »
Les réponses sont dans le déni de tout ressenti émotionnel à la frontière contact: «Oui et bien j’ai eu un imprévu ou j’étais très mal ou j’avais tellement de choses à faire, j’ai oublié, c’est pas par rapport à toi, et puis c’est normal que je paie, toi tu es là… »
M-J est dans le déni de ce qui pourrait lui faire me dire « tu n’es pas bonne ». Sortir de la toute bonne, c’est prendre le risque de la différenciation, de la séparation et pour elle la séparation a le goût amer de la rupture et de la violence, depuis la toute petite enfance. Si je ne suis plus « toute bonne » alors je deviens « toute mauvaise » mais M-J ne peut le reconnaître, le mettre en mots alors elle va l’agir.
Interruption de la thérapie
La rentrée ne s’est pas faite. Absente aux deux séances prévues, elle devait reprendre le groupe en soirée, elle n’a pas non plus prévenu qu’elle ne reviendrait pas, elle laisse du vide sans mots.
Cette fin (qui m’a longuement fait réfléchir !) me permet de voir aujourd’hui ce que j’ai vécu au contact de M-J pendant ces deux années et demi.
Je me suis laissée engloutir dans la thérapie par la porte de l’empathie avec la détresse et le chagrin, mais, même si j’ai été consciente qu’il fallait pousser la porte de la colère, je n’ai pas su ou pu le faire.
Je n’ai pas dit mes ressentis qui l’auraient confrontée à mon malaise et ma colère, je n’ai jamais dit que ses silences m’inquiétaient, que je me demandais ce qui pouvait se passer, que j’avais besoin qu’elle me passe un petit coup de fil pour me prévenir, que je n’aimais pas l’attendre, sans savoir, pendant le temps de la séance…Je n’ai pas osé, avec elle j’avais peur d’être intrusive, de la bousculer, j’avais parfois le sentiment qu’elle pourrait s’effondrer et qu’elle pourrait disparaître comme ça, tout d’un coup, sans rien dire…
A la frontière contact, il y avait elle, dans son déni de me voir dans ma réalité frustrante, et de contacter sa colère, et moi dans ma peur de l’abandon. Je ressentais une insécurité par rapport au lien thérapeutique ; avant les séances j’étais sur le qui-vive : va-t-elle venir ?
Me dévoiler davantage dans mon ressenti de colère, d’inquiétude, de peur, et pas seulement d’accueil et de compassion lui aurait permis sans doute de s’autoriser elle aussi à exister en face de moi dans sa colère. Les mots, si j’avais pu les dire m’auraient donné une place en face d’elle et lui auraient permis de se reconnaître sa place en face de moi, il y aurait eu alors une différenciation possible, deux personnes face à face pouvant se confronter et rester en lien.
En « m’abandonnant », M-J agit sur moi la colère qu’elle a ressentie en étant abandonnée (plusieurs fois dans sa vie)
Conclusion
Tous les départs ne m’ont pas touchée de la même façon. J’envoyais un courrier pour signifier qu’il y avait certainement quelque chose à conclure, quelque chose qui n’avait pu se dire, que, dans le cadre posé il était convenu de prendre le temps pendant une dernière séance de terminer ensemble…une fois le mot envoyé, j’éprouvais un certain détachement par rapport à la suite que pourrait donner ou non la personne. Je pouvais laisser à l’autre la liberté de son choix d’arrêter de cette manière sans me sentir profondément remise en cause, je pouvais aussi avoir le sentiment d’avoir fait au mieux mais que l’autre ne pouvait pas pour l’instant aller plus loin, qu’il ne pouvait pas me le dire autrement et que cela ne m’atteignait pas dans mon être.
Par contre à chaque fois que je me suis sentie profondément atteinte, qu’il me fallait plusieurs jours pour accepter, ou que pendant des jours je n’arrivais pas à faire le « dernier courrier » parce que je me sentais trop triste ou en colère, que j’avais conscience que cela avait plus à voir avec mon histoire et que ça n’aurait pas été juste de le lui projeter, je pouvais faire l’analyse que trop de similitudes dans nos histoires nous avaient fait nous engouffrer ensemble dans la thérapie, trop vite, et la mise en contact, permettant la différenciation, n’étant pas suffisamment proposée, la seule possibilité de se séparer est alors de le faire avec force.
Dans cette situation il me semble que sortir d’une trop grande empathie pour aller dans la différenciation devait passer par la reconnaissance de nos ressentis de colère des deux individus, elle et moi, à la frontière..
Nous sommes en même temps trop proches : nos mondes se ressemblent dans le chagrin, la haine, le désir de vengeance, et en même temps, trop séparées : ces deux mondes ne sont pas reconnus par la parole.
La mise en mots aurait pu faire le lien entre ces deux mondes…sans doute, ce n’était pas encore l’heure ; j’avais besoin de contacter plus profondément mes peurs, et elle, n’a-t-elle pas survécu grâce à ses pulsions de rage qui lui ont permis de rester debout plutôt que victime, écrasée à tout jamais ?
Je suis consciente que depuis Septembre, cette situation m’a permis de prendre davantage de risques auprès de clients « proches », à nommer les ressentis pouvant introduire de la confrontation et de la différenciation, d’oser les mettre à la frontière.
Et maintenant que j’arrive à la fin de cette réflexion…je me permets de penser que ce n’est peut-être pas la fin de cette thérapie ! je me sens prête à revoir M-J, suffisamment détachée pour être dans la juste distance…alors, commencer, terminer…recommencer !
*Poème de Sam Keen (Janvier 2000) Aimer et être aimé Bussière Camedan Imprimeries à Saint Amand-Montrond Cher