Elle courait dans les rues sombres. Elle n’avait pas rêvé, elle en était certaine. Il y avait eu ce bruit sinistre un long râle suivi d’un craquement, puis un bruit sourd comme un corps qui s’effondre sur le sol. Des fenêtres de leur appartement en angle, elle avait vu à travers la vitre en ombre chinoise la silhouette qui gesticulait et qui avait, dans des mouvements désordonnés, jeté un grand sac sur son épaule. Que c’était-il passé chez sa voisine ? Elle pensait bien que c’était un homme, et bien bâti ma foi. En se redressant il l’avait aperçue, elle en était sûre ! Leurs regards s’étaient croisés à peine un quart de seconde. Alors elle avait cessé de penser, elle avait ouvert la porte avec fracas à l’instant même où il sortait de l’appartement mitoyen. Dans sa précipitation, sans doute lui avait-t-elle envoyé son sac à la figure elle ne s’était pas retournée lorsqu’elle avait entendu son cri. Elle avait dévalé les trois étages et s’était précipitée dehors. Où aller ? Il l’avait vu, il la reconnaîtrait, il allait lui régler son sort à elle aussi. Qui était-il ? Connaissait-il sa voisine ou était-il là par hasard ? Où aller ? Au commissariat ? Qu’allait-elle dire ? Un cri, une silhouette, un sac sur l’épaule ?
Sûr qu’il la reconnaitrait ! Ce n’est pas tous les jours que l’on croise une jeune belle donzelle aux cheveux poivre et sel, agile et gracile, vêtue en rockeuse. Dans l’ombre, ce jour là qui n’était plus le jour puisque l’ombre de la nuit atteignait les heures de minuit, qu’aura-t-il aperçu qui puisse l’assurer de la reconnaitre ? On dit que la nuit tous les chats sont gris. Aura-t-il vu ses cheveux gris ou la jeunesse de son visage ? ou les deux ? ça, on s’en souvient ! Aura-t-il vu la souplesse féline de son corps ou la hardiesse maligne de sa tenue, ceinture cloutée, décolleté ajusté ? Aura-t-il vu une femme à l’ardeur combattante ou un homme fuyant à vitesse enivrante ? Il n’aura sans doute pas remarqué même en croisant son regard, le bleu noir de ses prunelles dans la noirceur de la nuit pas plus que la cicatrice à la droite de son cou…
Depuis qu’elle vivait dans cette ville, elle avait pris des cours d’arts martiaux. Elle ne connaissait plus la tranquillité de sa campagne et de sa bourgade natale. Ici, tout le monde se méfie, se protège s’enferme et surtout n’oublie pas de tourner deux fois la clé dans la serrure ! Quand elle rentre tard le soir, elle est aux aguets : ne va-t-on pas l’agresser par derrière au moment où elle quitte sa voiture, ou lorsqu’elle compose son code d’immeuble ? Combien de cambriolages dans la rue depuis son arrivée ? Et là, si c’était un meurtre ?
Mais que faisait-elle, seule, dans la rue à minuit ? Ce ne sont pas ces quelques clous à la ceinture du short qui suffiront à faire fuir les malfaisants ! Quelle idée, ces vêtements qui font caïd alors qu’elle se sent si fragile. Elle avait réussi à sympathiser avec sa voisine, une jeune femme qui elle, n’avait peur de rien, ceinture noire de karaté. Elle l’avait tirée jusqu’à son club d’apprentissage d’autodéfense.
« Et bien ça lui faisait une belle jambe sa ceinture noire si elle se retrouve aujourd’hui dans le sac sur l’épaule de l’intrus ! Je ne peux pas rester dans cette ville » pensait-elle cachée sous un porche. « J’attends le matin et je verrais bien si on parle de l’agression dans le journal. Et puis, c’est décidé, je retourne dans ma campagne, là où je respire autre chose que des gaz d’échappement, là où la boulangère me sourit, là où mes voisins nourrissent mon chat quand je m’absente et arrosent mes plantes, là où je peux papoter avec ma vieille voisine qui me raconte le village avant que chacun ne se perde devant son écran et dans son besoin de posséder toujours plus. Je n’aime pas l’agitation, je n’aime pas le bruit, je n’aime pas la vie incognito, je n’aime pas la méfiance. Je veux des clairs matins où je regarde de la terrasse d’une maison se lever le soleil sur la plaine dorée, je veux des champs de fleurs multicolores, des enfants qui courent dans la rue, qui font des cabanes dans les jardins. Adieu l’agitation, le bruit, et la vie transparente ! Je vais rentrer chez moi ! »
Elle était née dans une petite bourgade. Le quartier grouillait de gamins qui se retrouvaient dans le grand jardin de sa maison ou sur la place entourée d’arbres à cent mètres de chez elle. Elle se souvenait de ses longues parties de gendarmes et voleurs qu’ils organisaient ensemble. Sa rue marquait la limite de la ville. Derrière sa maison, s’ouvraient les champs ornés de coquelicots que les enfants traversaient armés d’épuisettes et de petits seaux qu’ils allaient remplir de tétards et de salamandres jaunes et noires à la rivière toute proche. Elle se nourrissait de soleil, d’amitié, de l’entraide ou de querelles parfois avec les grands qui, selon leurs humeurs, soutenaient ou rejetaient les petits. Son imaginaire voyageait au gré de leurs trouvailles, des salamandres sorcières qui traversaient le feu à la mère « engueule » cette fée maléfique qui régnait sur le puits du voisin… Les amoureux se cachaient pour un baiser volé derrière les plus gros arbres ou dans la grange à bois! Elle approchait jusqu’au poulailler ou elle aimait observer la nouvelle couvée de poussins qui venaient d’éclore et lançait avec sa mère des poignées de grains. La vie était joyeuse et insouciante faite de nature et de connivence.
Brutalement, un évènement la fit sortir de l’enfance.
Ce jour où son âme fut brisée par la violence.
Elle rentrait à la maison après une joyeuse partie d’enfance. Ses antennes d’enfant hypersensible lui firent de suite percevoir une ambiance insolite. La nouvelle a claqué. Comment ? Elle ne sait plus. Elle a juste retenu que son oncle, celui qu’elle aimait tant, dans une ville un peu lointaine, avait été assassiné. Alors, l’insouciance s’est envolée, la magie de l’enfance a disparu, les rires et les courses folles, les jeux imaginaires et même les fées qui font peur, tout s’est dissout comme la neige qui rend le paysage magique et glisse peu à peu dans la terre en la laissant aride. Sa terre est devenue noire, dangereuse, meurtrière. Alors elle avait quitté ce monde. Personne n’y avait rien vu bien sûr. Elle savait donner le change. Son corps avait appris ce qu’il faut faire pour faire croire à la vie et lui n’avait pas oublié, mais son âme s’était envolée… Il lui fallait maintenant apprendre à voguer dans les deux mondes et elle devint experte.
Les questions d’égalité sociale envahissaient sa pensée que ce soit au travers de sa vie familiale ou du fonctionnement du monde. Cet oncle qui se battait pour plus de justice venait d’être tué par un de ses ouvriers. Son père, bien que de la classe dirigeante, défendait la cause des immigrés algériens venant combler le manque de personnel. Pouvait-il aussi être balayé de manière aussi brutale ? Déjà que sa promotion était bien ralentie… Lutter contre les injustices du monde tout en étant dans la classe aisée dans ce milieu minier, n’était pas simple, accusé des deux côtés, soit de sale patron soit de déloyauté. Elle se plongeait dans la lecture de la vie de Gandhi. Celui qui avait su soulever des masses sans violence. Le monde fut dans ces mêmes temps, bousculé par l’assassinat de John Kennedy qui à ce moment-là et dans ce qu’elle pouvait en glaner dans les journaux était décrit comme un humaniste… Le discours de Martin Luther King en août 63 vint rejoindre son propre rêve : « Une promesse qu’à tous les hommes, oui, aux noirs comme aux blancs, seraient garantis les droits inaliénables de la vie, de la liberté et de la quête du bonheur. »
Elle se voulait à cet endroit, dans cette lutte sans violence, vers le droit à la vie. Mais les actes de violence, dans son milieu personnel ou au travers du monde, la laissaient dans une nuit sombre et sans cesse en quête de comprendre comment les humains peuvent devenir des bêtes immondes. Elle se plongeait dans des livres relatant la guerre, la résistance, le ghetto de Varsovie mais aussi les histoires d’êtres particuliers qui dans ces horreurs avaient osé quelque humanité. « Le Franciscain de Bourges », « Au nom de tous les miens » ou « Cette nuit la liberté ». Son désir inassouvi de comprendre ce passage de l’ange au démon lui fit ouvrir d’autres ouvrages de Freud à Winnicot en passant par Jung ou Mélanie Klein.
Elle s’approcha un peu, mais laissa bien vite, la politique et les combats syndicaux, et sa peur du monde violent l’éloigna des barricades de mai 68. Elle attendit que se calment les conflits pour gagner les bancs de la fac où le monde de la psychologie espérait-elle allait lui offrir quelques nouvelles réponses. Elle trouva un petit appartement dans le vieux Lyon qu’elle meubla autant de ses bagages que de sa peur viscérale d’être agressée dans les ruelles à la tombée de la nuit. Mais elle était bien décidée à combattre le déploiement de la violence non plus dans les mouvements collectifs mais au cœur de l’âme de chaque être qui voudrait bien tenter d’y voir clair. Elle savait maintenant : elle voulait devenir psychologue.
C’est alors qu’elle avait rencontré Nicolas pendant un stage dans une institution pour ces enfants autistes et qui nous manifestent sans cesse cette peur du monde. Elle se sentait si proche de lui. Il semblait voyager dans l’infini du ciel. Les nuages et les étoiles illuminaient sa nuit. Quand un bref instant il tentait un regard sur le monde, on aurait dit qu’il ne voyait que des silhouettes auxquelles il ne donnait pas de nom. « Papa, Maman » n’étaient que des sons qui ne correspondaient pas à la musique qu’il semblait entendre.
Quand elle s’approchait de lui, elle avait l’impression qu’il écoutait avec extase les notes cristallines d’un piano ou d’un carillon accroché dans le ciel. Si quelqu’un l’effleurait, il agitait ses bras et il entrait dans un balancement parfois violent, avant, arrière, avant, arrière, qui s’apaisait peu à peu quand il s’accompagnait du rythme de sa main sur sa tête apeurée.
Dotée d’une perception empathique spontanée, elle entendait : « je ne connais pas votre monde laissez moi dans le mien, je ne veux rien de vous, ni voir, ni entendre, ni apprendre ! Votre monde n’est que souffrance et violence ! » Les psychiatres n’étaient guère attentifs à son mal-être. Ils ne faisaient que donner neuroleptiques et anxiolytiques mais qu’entendaient-ils de son hurlement intérieur ? Qu’entendaient-ils de son aspiration à retourner dans le cocon qui le protégerait, pareil à un blanc manteau de laine qui l’isolerait du froid ? Elle sentait jusque dans son propre corps la révolte de Nicolas. « Pourquoi voulez-vous que mon corps apprenne vos pratiques ? Marcher, parler, rire, chanter, jouer, lire, écrire, apprendre, compter, raconter, avoir une famille, des copains, se disputer, faire du sport… ? Je ne veux pas… Je veux retourner dans mon île, je repars dans mes nuages. »
Alors elle s’asseyait à côté de lui et chantonnait à voix basse une mélodie qui le berçait. Elle voyait son visage se détendre, ses traits fripés dans la peur retrouver la douce tendresse d’un tout petit. Elle tendait la main et parfois il ébauchait une approche de ses doigts encore timides. Depuis, l’enfant avait grandi, quitté l’institution. Elle aussi voulait maintenant partir, ouvrir un cabinet dans un endroit plus tranquille, ne plus se confronter à des pathologies qui écorchent toujours plus fort son âme sensible et surtout que la médecine classique nomme incurables sans même chercher à comprendre ce que vivent ces petits dans leur histoire familiale, qu’elle soit d’aujourd’hui ou transgénérationnelle. Elle voulait aller vers ceux qui refusent de s’enfermer dans un DSM, ce fameux super dictionnaire des maladies psychiatriques, qu’il soit numéro 3, 4, 5, ou 6 , car il faut bien chaque année le réévaluer avec de nouvelles maladies ! Elle voulait aller vers ceux qui pensent que seul, ce qui importe à tout être humain, c’est la rencontre des cœurs. Elle avait exercé suffisamment longtemps dans cette ville qu’elle n’aimait pas, elle en avait assez d’avoir peur à chaque fois qu’elle sortait le soir sans escorte. Sa décision était prise sa vie allait changer.
Mais pour l’instant, elle était là.
Elle se terrait, dans la brumeuse solitude de la nuit. Elle ne savait plus si, à s’occuper des âmes perdues, elle ne s’était pas elle-même égarée dans une fulgurante folie. Devait-elle se diriger vers le premier commissariat ? Retourner chez elle ?
Quel était donc le mystère de ce sac noir sur l’épaule de cet homme ? Etait-ce le trouble lancinant de son angoisse qui créait dans son esprit des images délirantes ? Elle avança lentement le long des quais, s’astreignant à respirer profondément. Comme un mantra, dans sa tête chantaient des mots rassurants qui peu à peu l’accordaient à la chaude transparence de l’aube. Elle revisitait la scène et de plus en plus doutait de la réalité de l’événement. « Elle allait retourner là-bas », pensait-elle, « Si meurtre il y a eu, le coupable ne sera plus sur place ! Elle attendrait que la ville se réveille puis elle sonnerait chez sa voisine. Il fallait en finir avec ces peurs réelles ou obsolètes. De toute façon c’est sûr, elle allait repartir, ouvrir un cabinet dans un lieu moins anxiogène ; des cœurs fracassés, il y en avait partout ! » Surprise par la tranquille assurance de ses pas elle se retrouva devant la porte de son immeuble. Soudain son cœur se mit à battre. L’homme était là sous le porche immobile. Trop tard pour reculer…Il la regardait avec un sourire froid et moqueur…De ces sourires que doivent avoir les serials killers quand ils arrivent au bout de leur traque et qu’ils savent que leur victime n’a plus aucune chance. Déjà elle s’imaginait coupée en morceaux dans un grand sac noir qu’il jetterait sur son épaule et déposerait dans une décharge publique comme sa voisine ! La sueur, froide, se faufilait entre ses seins, glaçait son dos, sa tête prise d’un vertige soudain comme au départ de ces monstrueux toboggans de Center Parc, mais là ce n’était pas la fête ! Elle le vit s’approcher, comme dans un film au ralenti, rictus sadique au coin des lèvres, les yeux à peine fendus qui la fixaient sans lâcher prise. Le tremblement de ses jambes s’amplifiait. « A quoi m’accrocher ? » Rien, là, dans la rue ! Même le mur semble se dérober ! Elle sentit tout à coup deux mains puissantes qui l’empoignaient. Il allait l’étrangler, elle allait mourir !
« Et Mademoiselle ! » Entendit-elle au milieu des frénétiques battements de son cœur, « Vous vous sentez mal ? ». Il lui fallut quelques instants pour réaliser ce qu’elle entendait. Au fur et à mesure qu’elle comprenait, le rouge lui montait aux joues. Il éclata de rire. « On dirait que vous avez eu peur mademoiselle ? Je suis le frère de votre voisine, je vous attendais » dit-il en riant, «dans un geste maladroit j’ai brisé une grosse sculpture, je l’ai descendue dans les poubelles mais j’ai oublié les clés à l’intérieur. Elle m’avait dit que vous en aviez un jeu, alors je vous attendais, mais je ne pensais pas avoir droit à une nuit sous les étoiles. C’était le cadeau en prime ! » Elle n’osait lui raconter tout ce que son imaginaire avait inventé. Il semblait cependant d’avoir l’air de suivre les méandres de son esprit ! « Vous m’avez pris pour un cambrioleur mademoiselle ? Ou pire ? Vous êtes partie bien vite ! »
« Venez » dit-il enjoué, ma guitare est restée à l’intérieur ! Elle tient compagnie à la clé ! si vous m’ouvrez je vous fais un petit concert ! »
Les jambes encore flageolantes elle monta les trois étages à une vitesse un peu plus raisonnable qu’elle ne les avait descendues ! Elle lui ouvrit l’appartement voisin et l’invita à revenir chez elle prendre un café. Le monde s’éveillait à la limite rougeoyante du ciel et des collines au-delà de la ville. Un jour nouveau s’amorçait tandis que coulait le café. Elle ouvrit son ordinateur. Ses recherches allaient commencer dès aujourd’hui. Cette nuit entre imaginaire et réalité aura été décisive pour qu’elle décide enfin de choisir sa vraie vie.